Santé mentale et conditions de travail des juges : un défi mondial pour la justice

Un sujet longtemps occulté dans le milieu judiciaire
Pendant de nombreuses années, la question du bien-être psychologique et physique des magistrats est restée largement absente du débat public. Cependant, une enquête mondiale menée en 2021 par le Réseau mondial de l’intégrité judiciaire, couvrant plus de 100 pays, a mis en lumière une réalité préoccupante pour une profession souvent vue comme privilégiée.
Selon cette étude, 76 % des juges déclaraient ne pas disposer de suffisamment de temps pour prendre soin de leur santé, tandis que 92 % se disaient soumis à un niveau élevé de stress. Par ailleurs, 89 % affirmaient connaître des collègues confrontés à l’anxiété ou au stress, et 83 % estimaient ne pas bénéficier d’un soutien institutionnel suffisant en matière de bien-être. Enfin, 69 % considéraient que la santé mentale restait un sujet tabou au sein de leur système judiciaire.
Un métier marqué par l’isolement
Intervenant dans l’émission Tout un monde, José Igreja Matos, ancien président de l’Union internationale des magistrats et actuel président de la Cour d’appel de Porto, a souligné un aspect fondamental du métier : la solitude. Selon lui, le processus décisionnel repose inévitablement sur la confrontation individuelle du juge avec la loi et sa conscience, un isolement qui serait encore plus prononcé dans les contextes où la démocratie est fragilisée.
Le journaliste Dominique Verdeilhan, auteur de Les magistrats sur le divan (2017), partage ce constat après avoir rencontré une centaine de juges et procureurs. Selon ses observations, beaucoup hésiteraient à aborder leurs difficultés émotionnelles par crainte que cela ne soit perçu comme une faiblesse.
La chercheuse Cheryl Thomas, directrice de l’Institut judiciaire de la University College de Londres, a également relevé dans ses travaux que les magistrats confrontés à l’exclusion, au manque de respect ou à des situations de harcèlement signalaient rarement ces problèmes, estimant que cela ne mènerait pas à des changements ou pourrait compromettre leur carrière.
Des conditions de travail en dégradation
Si la nature solitaire du métier est intrinsèque à la fonction, les conditions d’exercice se seraient détériorées ces dernières années. En cause : des moyens limités, une surcharge de dossiers – comme observé au Royaume-Uni – ou encore la politisation de certaines instances judiciaires, citée en exemple aux États-Unis.
Cheryl Thomas note également une pression croissante, avec des magistrats plus exposés aux critiques publiques et aux attaques personnelles, notamment sur les réseaux sociaux. Cette tendance s’éloignerait du principe fondamental d’indépendance judiciaire, selon lequel un juge s’exprime par ses décisions écrites et non par des prises de position en réponse à des attaques ciblées. Le dernier rapport (2024) de la professeure souligne que 40 % des juges en Angleterre et au pays de Galles envisageraient de quitter leurs fonctions d’ici cinq ans.
Baisse de confiance et tensions accrues dans les tribunaux
En Australie, les psychologues Carly Shrever et Sally Ryan ont fondé en 2019 le cabinet Human Ethos, spécialisé dans l’accompagnement des magistrats et avocats. Depuis, elles constatent une augmentation constante des sollicitations, y compris à l’international, signe d’un besoin global d’espaces d’écoute sur la santé mentale dans le système judiciaire.
Les témoignages recueillis par ces professionnelles font état d’une dégradation du respect envers les institutions judiciaires, combinée à une augmentation de la charge et de la complexité des affaires. La hausse du nombre de justiciables se représentant sans avocat contribuerait, selon elles, à rendre les audiences plus tendues et parfois plus conflictuelles.
Ce constat partagé à travers plusieurs pays alimente une réflexion croissante sur la nécessité d’agir pour préserver la santé mentale des magistrats, afin de garantir la sérénité et l’efficacité des systèmes judiciaires partout dans le monde.